Entretien avec Zeev Sternhell

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Le phénomène fasciste

Zeev Sternhell a consacré de nombreux travaux au fascisme qui ont suscité de violentes polémiques en raison de la thèse originale de l’auteur : “c’est dans la France des années 1885-1914 qu’il faut chercher les racines idéologiques du fascisme“. A l’occasion de la réédition de trois ouvrages sous la forme d’une trilogie “La France, entre nationalisme et fascisme” (chez Fayard), nous avons rencontré cet historien israélien.

Vous considérez que le fascisme n’est pas une parenthèse de l’histoire qui n’appartiendrait qu’à l’entre-deux-guerres…
Je conçois le fascisme comme la forme extrême d’un phénomène idéologique et culturel qui se manifeste par la révolte contre l’héritage de la Révolution française, contre le matérialisme (1) et le rationalisme (2), contre les principes du libéralisme et contre la conception utilitariste de la société et de l’Etat. En outre, il faut bien préciser que c’est en France que se trouvent les véritables origines idéologiques du fascisme. Il est le fruit d’une rencontre entre le nationalisme intransigeant et la révision anti-matérialiste du marxisme (3) qui se produit au cours des années 1885-1914. Le fascisme consiste en une idéologie de rupture qui se dresse contre le libéralisme et le marxisme, une troisième voie qui entend jeter les bases d’une nouvelle civilisation anti-individualiste, seule capable d’assurer la pérennité d’une collectivité humaine où seraient parfaitement intégrées toutes les couches et toutes les classes de la société.

Comment expliquez-vous que la révision anti-matérialiste du marxisme soit le filon fondamental de l’émergence de l’idéologie fasciste?
C’est ici qu’intervient George Sorel (1847-1922). Ce socialiste français joue un rôle essentiel dans la poussée de la synthèse fasciste en ce qu’il est le premier à lancer une révision “révolutionnaire” du marxisme. Il préconise une révolution en dehors de la matrice marxiste traditionnelle. Puisque le capitalisme ne s’effondre pas et que les masses ne marchent pas à coups de raisonnements, Sorel remplace le contenu rationaliste et matérialiste du marxisme par le culte de l’énergie, l’intuition et la violence. Il entend donc corriger le marxisme en y introduisant des éléments irrationnels. La destruction du régime de démocratie libérale est aussi un fondement de la révision sorélienne : il faut bien comprendre que ce courant révisionniste se dresse autant contre le libéralisme que contre le marxisme, car ce sont des systèmes de pensée matérialistes qui considèrent la société comme un simple agrégat d’individus. Enfin, il ne reste plus aux disciples de Sorel qu’à remplacer par la Nation le prolétariat défaillant dans le combat contre la décadence démocratique et rationaliste. Ainsi s’ouvre progressivement la voie vers le fascisme.

Peut-on en déduire que le socialisme mène au fascisme comme on l’entend parfois dans certains milieux de droite?
Le socialisme ne mène pas au fascisme! En revanche, c’est par le biais d’une révision anti-matérialiste du marxisme que des socialistes démocrates, comme Marcel Déat en France et Henri de Man en Belgique, glissent vers le fascisme. Pour de Man, l’exploitation est conçue comme une catégorie psychologique et non comme un problème économique. Dans ce cas, l’individu est exploité s’il se sent exploité. Mais s’il sent qu’il est au service d’une grande cause, au service de la patrie par exemple, il sentira qu’il fait partie intégrante de la communauté nationale. Lorsqu’on considère, comme de Man, que les problèmes fondamentaux ne sont pas économiques, on peut commencer à glisser vers le fascisme.

Sommes-nous à l’abri de résurgences
du fascisme en Europe?

Il n’y a pas de raison méthodologique de considérer que le fascisme soit mort en 1945. Une idéologie de rupture comme le fascisme a besoin d’une marge de manœuvre sociologique pour devenir une force politique. Cette marge de manœuvre n’est produite que par une situation de crise économique, politique et morale. On peut penser que la démocratie d’aujourd’hui est plus forte que celle du passé en raison d’une certaine expérience. Mais est-ce une garantie suffisante pour nous assurer que les institutions démocratiques ne s’écrouleront pas une deuxième fois? De plus, l’économie libérale ne garantit pas l’existence de la démocratie : le fascisme italien était porté par une économie libérale et les Nazis n’ont jamais nationalisé le système économique. Bien que l’Europe ne connaisse pas aujourd’hui les conditions économiques et sociales de l’entre-deux-guerres, le problème de l’émergence de partis d’extrême droite est réel. Je pense que la droite libérale détient la clef du problème. L’expérience nous a appris que la droite libérale a permis à Mussolini d’arriver au pouvoir et qu’elle n’a pas non plus empêché d’y accéder. Si elle ne refuse pas catégoriquement toute forme de collaboration avec les droites extrêmes, nous risquons d’être confrontés à d’énormes difficultés.